CHRONIQUE #1 – Document 1

Ou comment éclater un roman, dans le bon sens du terme

Réussir à rendre intéressant un roman sans réelle péripétie cohérente à l’objectif du récit, tout en parvenant à faire rire, est assez époustouflant.

Document 1 est le récit de Tess et Jude qui décident de partir en voyage à Bird-in-Hand en Pennsylvanie. « Décider » est un bien grand mot ici, car on y apprend surtout comment traquer des prédateurs sexuels sur le net, abuser de l’argent d’autrui et ne pas voyager, finalement. Il ne faut pas s’y méprendre. Dès les premières lignes, j’ai su que j’allais adorer ce roman de François Blais.

Elle aime les sushis et lui les bouillabaisses de sa mère

Il ne faut surtout pas s’attendre à un texte cohérent, avec un début plaçant le décor et une fin résolvant l’intrigue. D’ailleurs, la narratrice principale, Tess – car l’autre n’en branle pas une –, n’hésite pas à revenir sur des scènes passées ou à repousser sur plusieurs chapitres une explication vitale. Et elle a parfaitement conscience de perdre le lecteur !

Là, tu te demandes sans doute ce qu’on branle sur Des Forges, tu te dis que tu en as perdu des bouts, mais ne t’en fais pas, c’est voulu : à partir du prochain paragraphe je vais entreprendre ce qu’on appelle un flashback. Je reprendrai là où on en était et je te raconterai tout ce qui s’est passé avant notre visite chez Gosselin Photo. (Tess, p.145)

L’œuvre entière laisse l’impression d’un brainstorming de pensées pêle-mêle que la narratrice a couchées sur papier, ou plutôt dans un document Word. Le titre choisi par l’auteur n’est pas anodin, de ce fait. Son personnage est très certainement du genre à ne pas trouver de titre convenable et ainsi laisser le document avec le titre par défaut du logiciel de traitement de texte: Document1.

Si ces nombreuses digressions rendent le texte intéressant à lire et donne envie de tenter l’aventure de suivre le raisonnement de la narratrice, j’ai néanmoins senti à quelques reprises une coupure entre les chapitres plus « sérieux » – oui, l’auteur a réussi à placer un historique des récits de voyages à travers le temps et à raconter la persécution des chrétiens par l’empereur romain Maximien. Cette cassure avec le style général décontracté du roman rend le contenu, ironiquement, moins intéressant à lire. Allez savoir, aussi, si les informations données par la narratrice sont véridiques ou inventées de toutes pièces, ce qui me fait me questionner sur la pertinence de ces chapitres dans l’œuvre.

Simple spectateur ?

S’adresser directement au lecteur est une grande force de ce roman, nous obligeant à replonger dans l’histoire racontée, mettant à l’aise dès le début pour éviter qu’on se laisse submerger par la diarrhée mentale de la narratrice. Cette dernière n’hésite pas à nous balancer des liens de sites Internet et à déblatérer autour de ceux-ci. Maintenant je sais où aller voir pour savoir s’il y a des délinquants sexuels dans n’importe quelle ville américaine ou encore où je peux trouver des milliers de tests quétaines de personnalité – chouette ! Le langage familier employé par les narrateurs séduit aussi dès le départ.

Ce livre a réussi l’exploit de toucher mon âme de future écrivaine, outre par simple divertissement lors de la lecture. Même si le ton reste léger, le fait que Tess aborde les difficultés et le processus pour approcher des maisons d’édition est très intéressant. Elle décrit aussi son processus d’écriture, étonnamment plus ordonné que pourrait laisser croire ses pensées éparses :

Au début, je ne me souciais pas de ces choses-là, j’y allais à la va-comme-je-te-pousse, adoptant pour seule règle de ne point faire chier mon lecteur […], d’écrire des trucs que je pourrais avoir envie de lire si j’étais moi-même ce lecteur. D’instinct, je décidai de diviser mon texte en chapitres de longueurs variables, correspondant chacun à une séance d’écriture. (Tess, p.79)

Verdict : à lire

Ce livre ne m’a pris que quelques heures à lire. Les digressions et le cheminement de la pensée de la narratrice m’ont tenue en haleine durant la majeure partie de ma lecture, malgré quelques pertes de rythme au fil du récit et un langage et un contenu moins éclaté que les premiers chapitres. Les chapitres ne sont pas d’une longueur intenable et leurs titres sont très drôles. Vous vous triturerez les méninges à leur trouver un sens ! Encore mieux, Document 1 donne envie de découvrir le Québec à travers ses deux protagonistes – ils sont tellement exaspérants qu’ils ne me donnent qu’une envie, celle de ne pas finir comme eux !

D'ailleurs, l'auteur était mieux de ne pas tuer Steve à la fin

☆☆☆☆

François Blais

Document 1

Québec, L’instant même

2012, 182 p., 22,95 $

Lien d’affiliation Les Libraires Canada

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